Loi de modernisation du système de santé, nouveau règlement européen sur la protection des données personnelles, consultation publique lancée par le ministère... l’année 2016 est marquée par une actualité politique et règlementaire à la hauteur des enjeux du Big data en santé.
Depuis les années 1990, nous sommes entrés dans ce que l’on peut considérer comme la 4ème révolution industrielle, commencée avec l’émergence de « l’Internet des individus » et poursuivie depuis 2000 avec « l’Internet des objets », lié à l’apparition des terminaux mobiles, l’essor des objets connectés et le développement du Big data.
Issus de sources multiples (capteurs, réseaux sociaux, signaux GPS de téléphones mobiles, images numériques et vidéos publiées en ligne, enregistrements transactionnels d'achats en ligne...), les ensembles de données – ou Big data - sont tellement volumineux qu'ils en deviennent difficiles à travailler avec des outils classiques de gestion de bases de données. Nous générons chaque jour quelque 2,5 trillions d’octets de données, et il est prévu que cette « production » explose de 800 % d’ici cinq ans, selon les prévisions du cabinet Gartner. Preuve de cette croissance exponentielle, les données produites à la fois par les particuliers et les entreprises bénéficient, grâce au cloud computing, de capacités de stockage qui ne se comptent plus en octet ou en méga-octet, mais en teraoctet (10 octets puissance 12) ou en petaoctet (10 octets puissance 15).
L’ensemble du secteur de la santé sera fortement touché par le Big data. D’après Orange Healthcare, les données de santé devraient être multipliées par 50 d’ici 2020, par le biais notamment des développements de la génomique, des équipements médicaux connectés, de l’informatisation des dossiers patients, ainsi que de l’utilisation des applications mobiles santé et des capteurs d’activité.
Quels sont les enjeux du Big data pour les acteurs de la santé ?
Le premier enjeu est d’abord de nature économique, dans la mesure où le Big data peut apporter une réponse concrète aux défis des maladies chroniques et du vieillissement des populations. En démultipliant le pouvoir des données médicales et en abolissant les frontières entre disciplines, métiers, recherches et pratiques, le Big data devrait permettre d’exploiter intelligemment des données qui ne le sont pas jusqu’à présent et établir des corrélations qui ne sont pas envisageables par le cerveau humain. La science de l’analyse et des algorithmes (data analytics), l’intelligence artificielle et le cloud computing sont les clés essentielles à l’avènement d’une nouvelle médecine, à la fois prédictive, préventive, personnalisée et participative (dite « médecine des 4P »).
L’ensemble des pathologies et des situations médicales sont concernées par le Data mining et le Big data : pathologies chroniques, cancers, maladies neurodégénératives, maladies rares, soins d’urgence… Cependant, certaines situations se détachent. Les premiers domaines concernés par les usages et applications du Big data en santé sont, par les défis qu’ils représentent, les maladies chroniques, cancers et diabète en tête. Si l’on retient ce dernier domaine par exemple, le Big data permet de progresser sur la connaissance de la maladie, grâce au croisement des facteurs génétiques avec l’état de santé et les symptômes des individus. L’analyse croisée de tous les facteurs affectant la gestion de la maladie (éducation, traitements, santé mentale et soins) devient possible avec une grande richesse d’enseignements. D’autre part, le self-management des patients, rendu plus facile au quotidien grâce à l’IoT (Internet des Objets), change le rapport des patients à leur maladie et la nature de leurs relations avec les équipes soignantes. De nouveaux services de santé deviennent possibles pour mieux gérer la maladie et accéder aux soins plus facilement.
Autre domaine majeur, celui du cancer. Aux Etats-Unis, la Maison Blanche investit 1 milliard de dollars dans un nouveau “Cancer Moonshot” pour accélérer la recherche dans la détection, le traitement et la prévention de la maladie, en comptant sur les avancées majeures de la science des données pour marquer la différence par rapport aux précédents investissements dans ce domaine. Le gouvernement américain insiste sur le besoin de changements majeurs dans la façon dont les professionnels de santé et les établissements de soins appréhendent le cancer (600 000 décès et plus de 1 600 000 cas diagnostiqués par an). L’objectif de ce plan est de doubler le rythme des innovations, grâce à un plus grand partage des données issues de l’industrie pharmaceutique, des centres de recherche et des groupes de patients. Les champs de ces données sont larges : génétique, données issues des dossiers médicaux et banques de données tissulaires. Des logiciels et des solutions algorithmiques sont mis à disposition par des sociétés comme Tamr qui souhaitent soutenir le projet.
Les autres domaines prioritaires sont les maladies cardiovasculaires, les maladies mentales et, dans une moindre mesure, l’asthme. Les grands thèmes de santé publique comme l’identification des risques ou la gestion des populations représentent un autre champ privilégié. A ce titre, la détection et le suivi des maladies infectieuses émergentes (Ebola, Zika...) en constituent de parfaites applications.
La donnée va devenir un élément à part entière du patrimoine des organisations de ce secteur, qu’elles soient publiques ou privées. Elément qu’elles vont devoir valoriser, financièrement et commercialement. Ce marché prometteur de quelque 6 billions de dollars devrait progresser en moyenne de 25 % par an dans les cinq prochaines années. Dans le domaine de la santé, les défis à relever sont immenses : accès à l’information et droit d’exploitation, sécurisation et valorisation des données collectées, organisation et leadership sur ce marché émergent, enjeux éthiques…
Le secteur des données de santé s’organise autour d’une nouvelle chaîne de valeur
Face aux acteurs traditionnels de la santé, une myriade de nouveaux entrants apparaît et participe à la création de valeur autour de la donnée de santé : les GAFAM, les start-ups de la e-santé, les collecteurs, transporteurs et hébergeurs de données, les data scientists... L’arrivée de ces nouveaux acteurs inquiète certains. Mais force est de reconnaître qu’ils apportent aussi, par leur puissance industrielle, une expérience sans équivalent dans la collecte des données, la construction de nouveaux services et l’élaboration de nouveaux modèles économiques. D’autant que les acteurs traditionnels (laboratoires pharmaceutiques, fabricants de dispositifs médicaux, établissements de santé, assureurs santé...) ont pris le virage du numérique avec un certain retard et qu’ils manquent aujourd’hui de ressources humaines qualifiées (notamment des data scientists).
A l’échelle mondiale, le secteur du Big data s’organise autour d’alliances inédites permettant la migration de compétences, d’expertises et de soutiens financiers, sur fond d’innovations technologiques (cloud, hubs). Les innovations de rupture sont souvent portées par les nouveaux acteurs, qui multiplient depuis quelques mois les opérations de croissance externe et les partenariats stratégiques. Les Big Techs se lancent dans des acquisitions pour servir leur expansion stratégique dans le monde de la santé. A titre d’exemple, IBM, porteur du projet Watson, a racheté Merge Healthcare, Inovalon et Avalere. Mais les opérations les plus spectaculaires sont celles qui se nouent au niveau mondial entre laboratoires pharmaceutiques (Novartis, Sanofi, Teva, Novo Nordisk), leaders de l’Internet et Big Techs (Google, IBM, Qualcomm...). Citons l’exemple du suisse Novartis, qui a annoncé en janvier 2016 lors du CES de Las Vegas une collaboration avec l’américain Qualcomm. L’objectif est de connecter les inhalateurs « intelligents » de Novartis à la plateforme Life’s2net et au smartphone du patient. Cette solution est destinée aux malades atteints de bronchite pulmonaire chronique obstructive (BPCO). Le nouveau dispositif médical issu de cette collaboration devrait être commercialisé en 2019. Il permettra de rassembler de nombreuses données sur un Cloud (ex. : savoir combien de fois l’objet connecté a été utilisé). Il s’agit de permettre au patient de connaître sa consommation de médicament via son smartphone ou sa tablette et pour le professionnel de santé de surveiller son patient à distance.
Ces nouvelles alliances peuvent aller jusqu’à la création de véritables consortiums, à l’instar de celui créé par Johnson & Johnson, IBM et Apple. D’autres se concrétisent entre sociétés technologiques, comme Royal Philips et Amazon, Median Technologies et Microsoft... Reste à savoir, au-delà des seuls effets d’annonce, quelles solutions novatrices vont réellement émerger de ces partenariats.
Les initiatives et expériences se multiplient aussi en France
Il est intéressant de constater que face à l’émergence de ce nouveau secteur d’activité, largement dominé par les entreprises américaines, la France n’est pas en reste... A travers la loi de modernisation du système de santé adoptée en début d’année, notre pays s’engage dans le Big data en privilégiant la voie de l’Open data, perçue comme moins mercantile et plus proche de sa culture (même si l’Open data n’est aucunement synonyme de gratuité). Les acteurs institutionnels s’inscrivent en nombre au sein de ce nouvel écosystème pour apporter leur soutien en termes d’orientation (CNNum, FING, CNOM…) et de développement économique (DGE, commission TIC&Santé), tant au niveau politique (Etalab, CNIL) qu’opérationnel (ASIP Santé, Santé Publique France, INDS).
Parmi les initiatives les plus marquantes prises dans l’Hexagone, citons le programme pionnier Epidemium dans le domaine de la recherche contre le cancer, fruit d’un partenariat entre Roche Pharma et le laboratoire communautaire La Paillasse. De son côté, l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris travaille à la construction ambitieuse d’une base de données structurées, articulée avec celles des principaux organismes de recherche (INSERM, INRA et CNRS). Autre initiative, le partenariat en avril dernier entre Harmonie Mutuelle et Orange, dont l’objectif est de mutualiser des moyens financiers - à hauteur de 1,2 million d'euros sur trois ans - et de proposer des services innovants destinés à améliorer l’accès aux soins et le maintien à domicile des personnes isolées ou malades. Le nouveau service Phony® constitue une première réalisation concrète de ce partenariat.
Les vrais leviers de développement du Big data ne seraient-ils pas plus politiques et juridiques que technologiques et économiques ?
Les modèles économiques autour du Big data sont de mieux en mieux maîtrisés. L’interopérabilité des solutions technologiques se généralisera dès lors que chacune des parties prenantes y verra son intérêt. Le savoir-faire est là et la sécurité des systèmes d’information est amenée à progresser significativement, même si le risque zéro n’existe pas et que cette question sensible restera un point d’attention particulier pour les fournisseurs et hébergeurs de données, les éditeurs de logiciels et les décideurs politiques.
Alors finalement, les vrais leviers du Big data ne sont-ils pas avant tout politiques et juridiques ? Sur les questions de l’accès aux données et des conditions de leur exploitation, les instances politiques concernées doivent faire évoluer leur cadre de pensée et permettre les expérimentations tout en défendant l’intérêt des parties. Un jeu complexe mais essentiel.
Le nouveau règlement européen sur la protection des données personnelles, adopté le 27 avril dernier, définit le statut des données de santé et les conditions de leur utilisation en dehors de la collecte initiale, ouvrant de véritables perspectives, notamment pour les chercheurs. Le contrôle par les pairs de la bonne utilisation des données, encouragé par l’émergence de labellisations, marque un véritable changement de mentalité. Ce nouveau règlement devra être transposé en droit français d’ici deux ans. Ce délai permettra aux acteurs de reconsidérer leurs rôles vis-à-vis de la collecte et de l’usage des données de santé. La CNIL elle aussi verra ses missions évoluer pour devenir un organe de conseil et d’information, garant de la bonne mise en œuvre de ce règlement.
L’ambition politique, la capacité comme la rapidité à agir constitueront des facteurs essentiels à l’entrée de la France dans le Big data en santé, avec ce que celui-ci comporte de bénéfices au niveau économique, mais aussi de progrès dans la prise en charge des patients et la prévention des maladies. Rappelons cette annonce probablement prémonitoire de Vinod Khosla, fondateur de Khosla Ventures, lors du TechCrunch Disrupt de San Francisco en septembre 2013 : « dans les dix prochaines années, la science des données contribuera plus aux progrès de la médecine que l’ensemble des biotechnologies et des technologies médicales réunies. »
Auteur : Sylvie Donnasson-Eudes, CEO du cabinet de conseil HealthInnov, avec le concours d’Hélène Charrondière, directrice du pôle Pharmacie-Santé des Echos Etudes. Sylvie Donnasson-Eudes est l’auteur de l’étude « Le Big data dans la santé : quelles réalités et perspectives en France ? », publiée par Les Echos Etudes en septembre 2016.
Article initialement publié dans le Cercle des Echos.