A l’origine grossiste spécialisé dans l’approvisionnement du corps médical, Zur Rose est devenu le leader européen de la vente en ligne, grâce au rachat de la e-pharmacie DocMorris. Le groupe suisse fait à nouveau pivoter son modèle économique pour devenir la première entreprise plateforme dans la santé numérique. Interview de Sylvain Hanssen, directeur de l’écosystème e-santé au sein du groupe Zur Rose.
Maison mère du site DoctiPharma (devenu DocMorris depuis octobre 2021), votre groupe est malgré tout assez peu connu en France. Pouvez-vous nous le décrire en quelques mots ?
Sylvain Hanssen : nous sommes présents en France depuis trois ans, à travers la place de marché DoctiPharma que nous avons acquise en 2019. Mais effectivement, Zur Rose est peu familier auprès des acteurs de santé français car nos activités sont principalement basées en Suisse et en Allemagne. Le groupe a été fondé en 1993 par Walter Oberhänsli et quelques médecins, à Frauenfeld, dans le canton de Thurgovie. Nous sommes à l’origine un grossiste pharmaceutique approvisionnant le corps médical, à savoir principalement les médecins qui sont légalement autorisés à dispenser des médicaments à leurs patients. Nous leur avons permis de mutualiser et d’organiser efficacement leurs commandes auprès des fabricants et des laboratoires pharmaceutiques. Si j’évoque nos origines, c’est parce qu’elles ont une résonnance particulière avec notre présent et notre avenir ! Le nom Zur Rose est celui d’une pharmacie d’officine, qui existe d’ailleurs encore aujourd’hui. La coordination médecins-pharmaciens est, depuis le début, au cœur de notre stratégie.
Zur Rose s’est depuis largement diversifié et intègre désormais l’ensemble de la filière de distribution des produits de santé.
S.H. : dès le début des années 2000, nous avons effectivement opéré un premier virage vers la distribution de détail, en lançant en Suisse une activité de livraison de médicaments à domicile. Une étape majeure a été franchie avec le rachat en 2012 de la e-pharmacie DocMorris, site créé par une pharmacie d’officine installée à Heerlen, aux Pays-Bas, proche de la frontière allemande. Elle s’est très vite développée sur le marché allemand et est devenue en quelques années la pharmacie en ligne leader au niveau européen. Toutes activités confondues, nous avons réalisé en 2020 un chiffre d’affaires de plus de 1,6 Md€, en progression de près de 12 % (14.4% en incluant Medpex et Apotal) par rapport à 2019.
Parallèlement au développement du e-commerce, vous avez ouvert des pharmacies physiques en Suisse. Est-ce à dire que vous optez pour une stratégie de distribution omnicanal, à la fois online et offline ?
S.H. : ces créations de pharmacies physiques se limitent à la Suisse. Elles s’inscrivent dans le cadre d’un partenariat avec Medbase, filiale de la coopérative Migros. Concrètement, nous avons ouvert 8 pharmacies « shop-in-shop » dans des magasins Migros, au sein de centres commerciaux où il n’y avait le plus souvent pas de pharmacies indépendantes. Ce partenariat se prolonge sur le web puisque nous lançons ensemble fin d’année 2021, sous la marque Zur Rose, une place de marché spécialisée dans les produits de soins et de santé. Son développement s’appuie en partie sur l’immense base de clientèle de la Migros, leader de la distribution de détail en Suisse avec plus de 20 % de part de marché. La plate-forme est ouverte aux pharmaciens indépendants qui peuvent y vendre leurs produits et proposer le click & collect ainsi que le click & delivery. Avec ce partenariat, notre objectif est de renforcer la notoriété de Zur Rose, notamment dans les cantons francophones où notre marque est moins forte que dans les territoires alémaniques. Il se limite au marché helvétique et n’a pas vocation à être étendu aux autres pays européens où nous sommes implantés.
Comment envisagez-vous vos relations avec les pharmaciens d’officine indépendants ?
S.H. : nous souhaitons bâtir des relations constructives et travailler en bonne intelligence avec les pharmaciens. Je sais que certains d’entre eux, notamment français, considèrent les e-pharmacies et les places de marché comme des canaux concurrents de l’officine. Notre message, qui repose sur une expérience de plus de 25 ans dans la distribution pharmaceutique, est le suivant : la vente en ligne n’est pas concurrente mais complémentaire de la pharmacie physique. Et cette complémentarité ne fera que se renforcer dans les années qui viennent. Les nouveaux usages de consommation, y compris dans la santé, abolissent les frontières entre magasins physiques et e-commerce. Les pharmaciens vont progressivement trouver un équilibre entre ces deux canaux de vente. Zur Rose s’inscrit aujourd’hui dans cette approche de réconciliation entre offline et online.
Il y a quelques mois, vous avez annoncé une nouvelle identité de marque. A quoi correspond-elle ? S.H. : dans les pays où nous sommes présents, à l’exception de la Suisse, nous avons souhaité rassembler sous la marque ombrelle « DocMorris » nos sites et nos offres de services développés en Allemagne, en France et en Espagne. Cette nouvelle identité de marque incarne notre évolution stratégique d’une activité initialement centrée sur la distribution physique et le e-commerce vers le développement d’un écosystème élargi de services numériques, destiné à optimiser le parcours de santé de tout un chacun. Sur le marché helvétique, nous continuons de développer nos activités sous la marque Zur Rose, qui bénéficie d’une forte notoriété auprès des consommateurs, des professionnels de santé et des assureurs.
Au-delà de la vente en ligne, en quoi le numérique peut-il être une opportunité pour les pharmaciens ?
S.H. : il l’est à plusieurs niveaux. Le premier est de nature commerciale : la e-pharmacie, en tant que prolongement et activité complémentaire de la pharmacie physique, permet de gagner de nouveaux clients et contribue au développement du chiffre d’affaires. A condition bien-sûr que le pharmacien et son équipe maîtrisent les codes et les bonnes pratiques du e-commerce. Travailler avec une place de marché, comme DoctiPharma en France, PromoFarma en Espagne, DocMorris Express en Allemagne ou Zur Rose en Suisse, permet au pharmacien de se lancer dans la vente en ligne, d’acquérir les bons réflexes et de gagner en maturité. Mais le numérique ne se limite pas au e-commerce ! Il concerne l’ensemble des services pharmaceutiques, comme la télépharmacie, la téléconsultation, le scan d’ordonnance et bientôt la e-prescription. Le service est l’avenir de la pharmacie d’officine, c’est là que réside la véritable valeur ajoutée du pharmacien. En dématérialisant une partie de la dispensation pharmaceutique, l’équipe officinale peut dégager du temps pour développer son offre de services et le suivi des patients. La crise sanitaire et les nouveaux enjeux de santé publique le démontrent parfaitement d’ailleurs : par la vaccination et les tests, les pharmaciens jouent un rôle clé dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19. Il est donc important de dégager du « temps pharmaceutique » pour développer ce type de services. L’intérêt du numérique, c’est de pouvoir faire migrer une partie de son activité de dispensation - le renouvellement de certaines ordonnances, la dispensation de médicaments d’automédication ou la vente de produits hors monopole - vers des plates-formes en ligne, dans le respect évidemment des règles de sécurité et normes réglementaires nationales.
C’est ce que l’on observe au Royaume-Uni…
S.H. : effectivement, les pharmaciens britanniques assurent de plus en plus de dispensations online. D’ailleurs le NHS informe sur son site Internet de la possibilité de renouveler ses ordonnances en ligne et de se faire livrer chez soi. Elle recommande même des sites et des appli pour faciliter l’accès des patients à ces services. Cette évolution du métier de pharmacien est d’autant plus nécessaire que dans tous les pays, les organismes de financement, publics ou privés, exercent des pressions croissantes sur les marges des distributeurs et les prix des médicaments. Le combat n’est pas de lutter contre la vente en ligne ou le numérique, mais de re-définir un modèle économique et un système de rémunération permettant de valoriser la valeur ajoutée réelle du pharmacien, et sa proximité avec ses clients.
La création en Allemagne de la plate-forme DocMorris Express s’inscrit-elle dans cette démarche ?
S.H. : tout à fait. Nous travaillons à la construction d’un parcours de santé hybride, où les services en pharmacie et les solutions de e-santé s’articulent intelligemment pour proposer une expérience patient fluide, tout en faisant gagner du temps aux professionnels de santé. Développée en Allemagne depuis décembre dernier, DocMorris Express est la version « augmentée » de la pharmacie en ligne éponyme. Notre volonté est de développer un écosystème de services permettant aux patients de s’informer, téléconsulter, scanner son ordonnance, renouveler ses prescriptions en ligne, commander ses produits et choisir son lieu de livraison, etc. Cet écosystème simplifie l’accès aux soins et permet de « désiloter » l’organisation des soins.
Les services proposés sont-ils tous développés par le groupe ?
S.H. : non, DocMorris Express associe des services développés ou acquis par Zur Rose (la téléconsultation par exemple, à travers le service Teleclinic que nous avons acquis en 2020) à des solutions proposées par des sociétés tierces. A titre d’exemple, nous venons de lancer en Allemagne DocMorris Adipositas Care, hub numérique destiné à la prise en charge de l’obésité, développé en partenariat avec le laboratoire pharmaceutique Novo Nordisk. Ce nouveau service permet d’accéder à des informations, des témoignages de personnes obèses qui partagent des conseils pour mieux prendre en charge sa maladie, des consultations de médecins spécialistes, ainsi qu’à l’achat de traitements médicaux et de solutions digitales évaluées scientifiquement. Notre objectif, à terme, est de déployer ce hub dans d’autres pays européens et de l’élargir à d’autres domaines thérapeutiques.
Développez-vous ce type de plate-forme dans d‘autres pays ?
S.H. : oui, mais en l’adaptant aux spécificités nationales et aux besoins des populations. En Suisse, nous venons de lancer une plate-forme de santé numérique intégrée, en partenariat avec les assureurs Allianz Care, CSS et Visana qui en assurent avec nous le financement. Elle est ouverte à l’ensemble des acteurs du système de santé : autres assureurs, hôpitaux, médecins de ville, pharmacies et prestataires de solutions de santé. L’objectif est de permettre aux patients d’accéder à des services personnalisés, dont la qualité a été évaluée et qui sont disponibles à tout moment grâce à une application sur smartphone. Ils peuvent consulter des informations sur des questions de santé, consulter un guide de symptômes numérique pour obtenir un premier diagnostic, solliciter une assistance médicale, prendre rendez-vous avec un médecin, commander des médicaments…
Et en France ?
S.H. : le système de santé français est différent, en raison notamment de la part prépondérante que l’Assurance-maladie obligatoire représente dans le financement des dépenses et l’organisation des soins. Certains usages numériques sont par ailleurs moins développés (la dispensation pharmaceutique en ligne par exemple) ou font encore l’objet d’expérimentations comme la e-prescription. Le déploiement de notre plate-forme en France prendra plus de temps, mais nous sommes confiants car les réformes actuelles, en particulier la création de « Mon Espace Santé » et les investissements prévus dans le volet numérique du Ségur de la Santé, créent un environnement favorable à la e-santé. Nous étudions avec beaucoup d’intérêt ce qui se passe en France et avons d’ores et déjà adhéré à la charte « Engagé pour la e-santé »
La maturité numérique des patients est-elle aujourd’hui suffisante pour utiliser ce type de plate-forme ?
S.H. : cette maturité diffère d’un pays européen à l’autre bien-sûr. Notamment parce que les incitations réglementaires en faveur du numérique en santé ne sont pas les mêmes selon les pays ou sont adoptées à des moments différents. Ce qui nous pousse à accélérer en Allemagne, c’est la e-prescription qui devient obligatoire au 1er janvier 2022. La dématérialisation des ordonnances constitue une étape importante dans la transformation numérique du parcours patients. Nous pensons qu’elle va accélérer le renouvellement et la vente en ligne des médicaments. Nous nous préparons donc depuis plusieurs années à ce bouleversement des usages, à travers notre filiale eHealth-Tec, spécialisée dans la numérisation du processus de prescription. En novembre dernier, nous avons remporté avec IBM l'appel d'offres lancé par Gematik [1] pour la mise à disposition des services techniques de l'ordonnance électronique.
Au-delà des obligations légales comme la e-prescription en Allemagne, comment favoriser les usages numériques en santé ?
S.H. : plusieurs éléments peuvent y contribuer. Les autorités de santé et les organismes de financement ont un rôle essentiel à jouer dans l’évaluation et la recommandation de solutions numériques. C’est la démarche du NHS au Royaume-Uni, évoquée plus haut, où celle des mutuelles d’assurances en Allemagne qui, depuis le début de l’année, remboursent certaines applications mobiles de santé (voir encadré). Un autre point est la légitimité des sociétés qui développent ces solutions. Pour DocMorris Adipositas Care par exemple, nous nous sommes associés au laboratoire pharmaceutique Novo Nordisk, qui investit en R&D dans le domaine de l’obésité. Nous nous adossons à des partenaires qui apportent une caution médicale et/ou un savoir-faire technique reconnu. Enfin, un groupe comme Zur Rose, à travers le déploiement de ses propres plates-formes numériques, participe directement à la généralisation de ces nouveaux usages. Nous constatons que les patients ont besoin d’être guidés car ils sont perdus, face à une offre pléthorique d’appli, de services, de thérapies numériques… Ils manquent de repères clairs sur la pertinence et l’efficacité de ces dispositifs. En sélectionnant et en communicant sur ceux qui sont évalués ou remboursés par les autorités de santé, nos plates-formes sont un véritable vecteur de confiance.
Cette stratégie d’entreprise plate-forme renvoie à celle des Gafam, et plus particulièrement à d’Amazon qui investit de plus en plus dans la santé. Comment abordez-vous cette éventuelle concurrence ?
S.H. : Amazon est incontestablement un game changer, qu’il se lance en Europe ou pas à court-moyen terme. Son organisation logistique hyper-performante et les services qu’il a récemment lancés aux Etats-Unis (Amazon Pharmacy, Amazon Care, Alexa Care Hub…) poussent les acteurs de santé à se transformer et à innover. Vouloir concurrencer Amazon sur le terrain de la logistique pharmaceutique est un combat compliqué, même si nous avons des atouts à faire jouer et allons accélérer notre développement avec l’arrivée de la e-prescription. Il faut donc faire un pas de côté et se poser les bonnes questions : comment créer la préférence chez les patients-consommateurs, dans un univers de plus en plus omnicanal ? On créera cette préférence par la qualité, la diversité et la personnalisation de nos services de santé et de e-santé. Ce défi ne s’impose pas seulement à des acteurs comme Zur Rose, mais à l’ensemble des professionnels de santé, et en particulier les pharmaciens d’officine. Nous devons tous opérer cette révolution copernicienne si nous voulons éviter une désintermédiation progressive de nos métiers.
" L’enjeu d’une plate-forme numérique est de démontrer qu’elle
peut contribuer
à améliorer l’efficience des organisations de santé et favoriser l’accès aux
soins,
tout en garantissant un niveau élevé de qualité et de sécurité, à la fois
pour les patients et les professionnels de santé.
Quelques chiffres clés sur le groupe Zur Rose :
- CA consolidé en 2020 : 1 752 MCHF (1 618 M€)
- Répartition géographique : 62 % du CA réalisé en Allemagne, 34 % en Suisse et 4 % dans le reste de l’Europe
- 10,5 millions de clients actifs en Europe dont 1 million via les places de marché DoctiPharma et PromoFarma
- 43 % de part de marché en Allemagne sur la vente en ligne de produits de santé
En Allemagne, le plan national de santé numérique, lancé en 2019, prévoit l’ordonnance électronique obligatoire pour toutes les prescriptions, à compter de janvier 2022, ainsi que l’accès pour les patients à leur dossier médical en ligne. Autre mesure phare de ce plan : la possibilité donnée aux médecins de prescrire des applications mobiles remboursables (appelées DiGA pour Gesundheitsanwendung). Sur les centaines d’applis de santé actuellement téléchargeables, une quasi-vingtaine seulement remplit les critères définis par les autorités allemandes pour être remboursées par les assureurs. Ces derniers remboursent le coût de l’appli et les honoraires de prescription (9 à 10€). Les domaines thérapeutiques couverts par ces applis sont principalement l’anxiété et les attaques de panique, la gestion des acouphènes, la migraine, l’insomnie ainsi que le suivi de certains accidents vasculaires cérébraux et la gestion des douleurs rhumatismales.
[1]Gematik est le fournisseur du logiciel de e-prescription référencé par le ministère de la Santé allemand.
Pour
aller plus loin, consultez notre étude sur le groupe Zur Rose.