Les négociations entre la CNAM et les syndicats de pharmaciens pour définir le champ d'intervention et les rémunérations des pharmaciens ont démarré il y a quelques jours. Objectif : permettre à ces derniers de contribuer activement au déploiement de la télémédecine, notamment dans les zones sous-médicalisées. En mai 2017, Les Echos Etudes avait interviewé Sophie Toufflin-Rioli, titulaire de la pharmacie de Commequiers en Vendée, la première à avoir développé un service de téléconsultation.
Vous avez démarré votre activité de télémédecine en 2010. Qu’est-ce qui vous a incité à vous lancer dans cette aventure ?
Sophie Toufflin-Rioli : ce fut dans un premier temps la situation de désertification médicale dans laquelle nous nous sommes trouvés à l’époque. Je suis installée dans une commune rurale de 3 500 habitants, à une quinzaine de kilomètres du littoral vendéen. Un seul médecin généraliste était alors en activité, au moment où je venais d’agrandir et de réaménager ma pharmacie. Avec une surface de 400 m2, j’avais pu installer un espace de confidentialité accessible directement par les patients. J’avais donc matériellement la possibilité de développer ce nouveau service. L’autre raison qui m’a incitée à me lancer est plus personnelle. Mon époux avait remis fin 2009 un rapport à la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, sur la place du pharmacien d’officine dans le parcours de soins. L’une de ses préconisations était de permettre aux pharmaciens, dans les zones sous-médicalisées, d’aménager un local multimédia, sorte de « poste avancé de garde » permettant de maintenir l’accès aux soins. Avec son aide, je me suis donc lancée pour expérimenter des actes de télémédecine en officine, une démarche à l’époque totalement inédite !
Quelles démarches avez-vous entreprises pour concrétiser votre projet ?
S.T.R. : je me suis d’abord tournée vers le CHU de Toulouse, connu pour son expertise dans ce domaine, étant donné qu’il intègre le centre de consultation médicale maritime.[1] Mais la distance et les différences de culture entre l’hôpital et l’officine ont rendu le projet trop complexe à gérer. Je me suis donc adressée à l’ARS Pays de Loire et du CHU de Nantes, puis du CH de Challans, afin de me rapprocher d’une équipe médicale et monter le dossier administratif. Cela a été (et c’est toujours) un parcours du combattant car l’organisation de la télémédecine en France est traditionnellement très hospitalo-centrée. Un professionnel de santé exerçant en médecine de ville doit véritablement forcer les portes pour faire avancer son projet, a fortiori s’il en est l’initiateur.
Comment avez-vous pu à l’époque le financer ?
S.T.R. : dans le cadre d’un appel à projets dédié aux services numériques pour la santé et l’autonomie, prévu par le programme "Investissements d’avenir".[2] Le périmètre du projet a été élargi à des EHPAD dans le cadre d’un consortium créé et porté par mon époux, Télémédinov. Nous nous sommes donc regroupés avec le CH de Challans, des spécialistes libéraux (2 dermatologues et 2 ophtalmologues) et une maison de santé pluridisciplinaire équipée pour assurer des actes de téléconsultation et de téléexpertise.
Comment a évolué ce projet et où en êtes-vous aujourd’hui ?
S.T.R. : le périmètre de mon activité a évolué au cours des dernières années car je me suis adaptée, d’une part aux besoins de la population et d’autre part à l’arrivée de nouveaux médecins généralistes dans notre commune. Commequiers n’est plus une zone sous-médicalisée puisque trois généralistes y exercent actuellement. Je n’assure donc plus de téléconsultations de MG, même si j’ai toujours la possibilité technique de le faire. C’est un service qui peut s’avérer utile dans le cadre de la régulation des gardes. En revanche, j’assure des téléconsultations en dermatologie pour le suivi des plaies chroniques et les patients soignés pour un carcinome, ainsi qu’en ophtalmologie pour le suivi à distance des patients diabétiques (envoi de clichés). Quant au programme Télémédinov, il est opérationnel et fonctionne en mode routine.
Quel volume d’activité ces actes de téléconsultation représentent-ils ?
S.T.R. : En moyenne 3 à 4 téléconsultations par semaine, pour ce qui me concerne. En Ehpad, le volume est plus important et représente 5 à 10 téléconsultations hebdomadaires. Une téléconsultation dure en moyenne 15 à 20 minutes, soir la durée moyenne d’une consultation médicale en présentielle et en médecine générale.
Comment êtes-vous rémunéré ?
S.T.R. : pour l’heure, je ne reçois pas de rémunération spécifique dans la mesure où la téléconsultation à l’officine rentre dans le champ des services officinaux non rémunérés, faute de décret d’application ! Il n’existe pas de nomenclature pour ce type d’acte et le statut de « téléconsultant » n’est pas reconnu pour les pharmaciens. Malgré tout, j’en retire plusieurs avantages. Outre l’intérêt personnel que j’éprouve pour cette activité, j’ai bénéficié de facilités pour m’équiper, dans le cadre du programme Télémédinov. Sur d’autres plans, la téléconsultation permet de fidéliser les patients et de s’inscrire concrètement dans des démarches de coopération professionnelle. Le bilan que j’en tire est globalement positif.
Si vous deviez valoriser le coût chargé de cette activité, quel serait-il ?
S.T.R. : si je prends en compte le temps passé et l’amortissement du matériel, je l’estime globalement à 20 euros par téléconsultation. Si l’on ajoute ce coût à la rémunération du médecin, il est évidement que cette activité est pour l’heure coûteuse. Mais elle doit être mise en perspective avec les économies qu’elle permet de générer par ailleurs. Et s’il était possible d’augmenter le nombre d’actes, on pourrait dégager des économies d’échelle.
Quel est l’accueil des patients à qui vous proposez ce service ?
S.T.R. : excellent, y compris auprès des patients âgés, qui pourraient se sentir déstabilisés par la dimension technique de l’acte. Ils sont sensibles à la proximité, au gain de temps et à la facilité des échanges avec les médecins. Ces derniers peuvent à tout instant prendre le contrôle à distance des appareils. Et la confidentialité des échanges est préservée, si le patient ou le médecin le souhaitent.
Et celui des médecins ?
S.T.R. : nettement plus prudent ! Ce n’est pas dans la culture des médecins de travailler en coopération avec des pharmaciens d’officine. Mais je suis persuadée que ces blocages vont progressivement s’atténuer. Ne serait-ce que parce que les médecins sont eux-mêmes demandeurs de nouvelles formes d’organisation et aspirent à plus de souplesse dans leur exercice professionnel.
Quels enseignements tirez-vous de cette expérience, encore rare au sein du réseau officinal français ?
S.T.R. : pour un pharmacien d’officine, proposer un service de téléconsultation s’avère particulièrement pertinent dans deux cas de figure : d’une part dans les zones sous-médicalisées, et d’autre part dans le cadre d’une équipe de soins primaires, quand il travaille en coopération avec une maison de santé pluridisciplinaire. Et de manière générale, dans les territoires caractérisés par une proportion importante de personnes âgées qui peinent à se déplacer pour se rendre à une consultation médicale. Quand les médecins partent ou ne sont pas remplacés, la permanence des soins n’est plus assurée et la pharmacie peut se retrouver dans une situation économique difficile. La télémédecine permet de transformer une menace en opportunité. J’y vois un autre avantage important : l’activité de télémédecine est intrinsèquement liée à la coopération interprofessionnelle. Nous sommes amenés à travailler en équipe, ce qui contribue à abolir les barrières entre professionnels de santé, notamment avec les médecins.
Est-ce que cette activité peut intéresser d’autres officines ?
S.T.R. : la téléconsultation de spécialistes peut potentiellement intéresser toutes les pharmacies, y compris celles de centre-ville, dans la mesure où certaines spécialités médicales sont frappées par une baisse très importante de leurs effectifs. Les délais d’attente s’allongent, y compris dans les grands centres urbains. Dans certains cas (renouvellement d’ordonnance par exemple), une téléconsultation peut tout à fait remplacer une consultation en présentiel. C’est une alternative qui préserve la médecine de proximité, à l’heure où la désertification médicale s’accroît et où les besoins de la population ne font qu’augmenter. J’encourage mes confrères à manifester leur intérêt pour cette activité et à se battre pour obtenir une rémunération spécifique. Si l’officine ne prend pas ce dossier en main, d’autres acteurs investiront la télémédecine en ambulatoire. Car il est évident que celle-ci est une activité d’avenir au regard de sa dimension économique.
Pour terminer, comment imaginez-vous l’avenir de la pharmacie d’officine ?
S.T.R. : je l’imagine orientée vers les services aux patients et la coopération interprofessionnelle. L’officine doit devenir un espace de santé et de prévention au sens large, garantissant l’accès aux soins en tout point du territoire.
Propos recueillis en mai 2017 par Hélène Charrondière, directrice du Pôle Pharmacie-Santé des Echos Etudes. Interview publiée dans L'essentiel de la Santé, supplément sectoriel d'Expert Info. Expert Info est une newsletter destinée à la communication des experts-comptables et réalisée par Les Echos Publishing (division Communication éditoriale du groupe Les Echos).
[1] Le CCMM assure, officiellement pour la France depuis 1983, le service de consultation et d’assistance télémédicale pour les navires en mer.
[2] Ce programme a été financé par le grand emprunt national levé en 2010.